La mortalité recule en période de crise économique

Une étude espagnole récemment parue dans le Lancet montre, après d’autres pays l’ayant également observé dans le passé, que la mortalité générale et les inégalités sociales de mortalité reculent souvent – mais pas toujours, ni partout – en période de récession. Les auteurs avancent différentes explications.

Un constat généralement vérifié… à quelques notables exceptions près

Plusieurs études réalisées au 20ème siècle (notamment des années 1920 aux années 1980) avaient déjà montré que, dans les pays industrialisés, les périodes de récession s’accompagnent d’une accélération du recul séculaire de la mortalité tandis qu’elle diminue moins vite ou stagne en période de croissance économique. A cette tendance générale observée dans les économies de marché s’est opposée la tendance inverse lors de l’effondrement du bloc soviétique : la Russie a connu le pire recul d’espérance de vie jamais observé en temps de paix et en l’absence de famine au 20ème siècle [1].

En termes d’inégalités sociales de mortalité, des tendances contradictoires ont été observées selon les pays au cours des crises plus récentes :

  • Aux USA, entre 1978 et 1998, les inégalités sociales de mortalité se sont creusées : la mortalité des hommes adultes avec un faible niveau d’études a même augmenté tandis que celle des plus favorisés continuait de reculer. En Nouvelle Zélande également, les inégalités de mortalité ont augmenté au cours des années 1980 et 1990, des années marquées par un chômage de masse et un creusement des inégalités de revenus.
  • Au contraire, en Finlande (au début des années 1990) et au Japon (au cours de la même décennie de stagnation économique), les inégalités sociales de mortalité ont diminué du fait d’une évolution plus favorable chez les personnes les plus défavorisées et moins favorable dans les catégories socioprofessionnelles les plus élevées.

Le cas de l’Espagne à la suite de la crise financière de 2008

Un article récent du Lancet [2] vient de décrire les effets de la crise de 2008 en Espagne. En suivant la mortalité des 36 millions d’Espagnols âgés de 10 à 74 ans en 2001 jusqu’en 2011, les auteurs ont observé un recul de la mortalité plus rapide au cours de la période 2008-2011 qu’auparavant, en particulier dans les groupes sociaux les plus défavorisés – ce qui s’est traduit par un recul des inégalités sociales de mortalité toutes causes. Le constat est vérifié pour la plupart des causes de mortalité (à l’exception des cancers chez les femmes dans leur ensemble et des accidents chez les femmes des catégories supérieures). Le recul de la mortalité et la diminution des écarts sociaux sont particulièrement notables en ce qui concerne la mortalité cardiovasculaire, par maladie respiratoire et par accidents de la route.

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Pour quelles raisons la mortalité peut-elle reculer en période de crise ?

Les auteurs espagnols suggèrent plusieurs pistes d’explication pour cette diminution :

  • l’adoption de comportements plus sains pour la santé en période de crise économique : par exemple une réduction du tabagisme peut expliquer la baisse de la mortalité cardiovasculaire (sans effet sur la mortalité par cancer à cause du temps de latence entre exposition au tabac et cancer qui se mesure en décennies). Ainsi en Espagne, alors que le tabagisme avait reculé de 7% entre 2004 et 2007, sa diminution a atteint -34% entre 2008 et 2011 (à interdiction et prix constants au cours de la période). Le pays a également enregistré une diminution du nombre des plus gros consommateurs d’alcool (mais pas des buveurs quotidiens qui ne sont pas considérés comme une catégorie à « haut risque »).
  • la réduction de la pollution atmosphérique : celle-ci a été effectivement relevée en Espagne, liée à la réduction du trafic routier et de l’activité industrielle (dès le premier choc pétrolier des années 1970, une étude américaine alertait sur le coût sanitaire de la prospérité [3] en estimant, à l’époque, que les variations de pollution atmosphérique expliquaient 30% des variations de mortalité entre périodes de croissance et de récession économique) ;
  • la réduction du trafic routier (qu’il soit industriel ou commercial du fait du ralentissement de l’activité économique ou qu’il s’agisse du trafic des particuliers du fait de la baisse brutale de leur niveau de vie) se traduit, dans toutes les études, par une réduction directe de la mortalité routière. En Espagne, la consommation de carburants pour le transport routier a diminué de 16% entre 2008 et 2011 (contre -9% au cours de la période précédente) ;
  • La hausse du chômage et/ou la diminution des rythmes de travail peuvent également se traduire en une diminution de la mortalité par accidents professionnels notamment pour les personnes appartenant aux catégories sociales les plus basses (les plus atteintes par le chômage alors qu’elles sont les plus à risque d’accidents professionnels quand elles sont en emploi). Or ceux-ci ont diminué de 32% entre 2008 et 2011, c’est-à-dire deux fois plus qu’au cours des 4 années précédentes ;

Les spécificités de la mortalité par suicide et de la santé mentale en général

A l’inverse des tendances précédentes, on recense une douzaine d’études qui, pour la plupart, relatent une augmentation de la mortalité par suicide au cours des périodes de récession ou de crise économique (sauf pour l’Allemagne au cours de la période 1980-2000 mais la crise économique est survenue dans le contexte spécifique de la réunification).

En Espagne, la survenue de suicides possiblement attribuables à la crise est apparue de façon retardée : au plus fort de la crise (2008-2011), le nombre de décès par suicide ont plutôt diminué… pour ré-augmenter en 2011-2013. Il est possible que, selon les cas, une surmortalité par suicide puisse être immédiate (comme aux USA dans les années 1920 puis 1980) ou plus tardive, secondaire à des « décompensations » de troubles mentaux liés, eux, directement à la crise. Ainsi, au Royaume-Uni, la consommation d’antidépresseurs a augmenté de 22% entre 2007 et 2009, en Espagne de 17% au cours de la même période [1].

En France, au cours de la période 2000-2010, une relation forte entre taux de chômage et taux de suicide a été observée chez les hommes de 25 à 49 ans : 10% d’augmentation du chômage se traduit par 1,5 à 1,8% d’augmentation du taux de suicide [4].

Les enseignements de la catastrophe grecque : non, les crises économiques ne sont pas bonnes pour la santé !

Malgré ces conséquences apparemment bénéfiques sur la mortalité générale et pour certaines causes de décès, on ne peut pas en conclure que les crises économiques soient bonnes pour la santé ! Notamment parce que la mortalité n’est qu’un indicateur parmi d’autres de l’état de santé des populations, mais aussi parce que la santé se définit par un bien-être plus global (pas seulement par l’absence de maladies, encore moins par l’absence de décès).

Le cas de la Grèce – sans doute le pays de l’Union européenne le plus affecté par la crise financière et les mesures d’austérité – est éclairant sur les conséquences d’une crise extrêmement profonde et violente, quand les amortisseurs sociaux et les dépenses publiques de santé sont fortement amputés. Les taux de mortalité masculine par suicide et par homicide y ont augmenté de 23% et 28% respectivement entre 2007 et 2009 et la fréquence des troubles mentaux, de l’usage de drogues et des maladies infectieuses a augmenté notablement entre 2010 et 2011. Ainsi, le nombre de nouvelles infections par le VIH a augmenté de plus de 50% entre 2010 et 2011, la moitié de l’augmentation concernant des toxicomanes dans une période où le nombre d’héroïnomanes a augmenté de 20%, notamment dans la fraction la plus jeune de la population dont près de la moitié est sans emploi [5].

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Alors même que les dépenses publiques de santé étaient réduites d’un quart entre 2009 et 2011 (et les budgets hospitaliers de 40%), qu’une fraction croissante de la population se voyait retirer toute couverture maladie et que le renoncement aux soins pour raisons financières augmentait dans la population, les services publics de soins primaires ont vu leur activité augmenter de 22% [6] et les hospitalisations publiques de 24% [5], sans compter les centres de soins gratuits humanitaires des ONGs grecques qui ont vu affluer les nationaux dans leurs salles d’attente [7]. Par ailleurs, si la Grèce a vu globalement reculer sa mortalité comme l’Espagne entre 2008 et 2011, celle-ci augmente depuis 2012 chez les plus de 55 ans et des chercheurs grecs estiment qu’un tiers de ces décès en excès serait dû aux mesures d’austérité [8].

Références

[1]    Stuckler D, Basu S. Quand l’austérité tue: épidémies, dépressions, suicides: l’économie inhumaine. Paris : Editions Autrement, 2014.

[2]    Regidor E, Vallejo F, Tapia Granados JA, et al. Mortality decrease according to socioeconomic groups during the economic crisis in Spain: a cohort study of 36 million people. Lancet 2016; 388: 2642-52.

[3]    Eyer J. Prosperity as a cause of death. Int J Health Serv 1977; 7: 125-50.

[4]    Haut Conseil de la Santé Publique. Crise économique, santé et inégalités sociales de santé. Paris : La Découverte, 2016.

[5]    Kentikelenis A, Karanikolos M, Papanicolas I. Health effects of financial crisis: omens of a Greek tragedy. Lancet 2011; 378: 1457-8.

[6]    Kondilis E, Giannakopoulos S, Gavana M, et al.  Economic crisis, restrictive policies, and the population’s health and health care: the Greek case. Am J Public Health 2013; 103: 973-9.

[7]    Chauvin P, Simonnot N, Douay C, Vanbiervliet F. L’accès aux soins des plus précaires dans une Europe en crise sociale. Paris : Doctors of the world/Médecins du monde International Network, 2014.

[8]    Vlachadis N, Vrachnis N, Ktenas E, Vlachadi M, Kornarou E. Mortality and the economic crisis in Greece. Lancet 2014; 383: 691.

Auteur : Pierre Chauvin

Directeur de recherche à l'Inserm et responsable de l'Equipe de recherche en épidémiologie sociale de l'IPLESP à Paris, mes travaux portent sur les déterminants sociaux et territoriaux de la santé et des recours aux soins, avec un souci particulier pour la situation des plus vulnérables.

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