Inégalités sociales vis-à-vis de la santé mentale – que peut-on faire pendant l’enfance et l’adolescence pour briser le cercle vicieux?

Les circonstances socioéconomiques sont connues pour être associées à la santé mentale depuis les travaux menés par Edward Jarvis dans l’État du Massachusetts aux États-Unis en 1855, montrant que les personnes appartenant à des groupes sociaux défavorisés étaient surreprésentées parmi les personnes hospitalisées dans ce qui à l’époque était appelé les « asiles » (1).  Comme beaucoup de médecins et d’épidémiologistes de son époque, Jarvis a principalement attribué la relation entre la santé mentale et la pauvreté aux défauts innés des individus. Seul un «traitement moral» pouvait partiellement aider les personnes en situation défavorisée souffrant de troubles psychiques, mais les inégalités sociales dans ce domaine étaient jugées inévitables. Il s’ensuit que les inégalités sociales en matière de santé mentale seraient également inévitables. 160 ans plus tard, que sait-on de la relation entre la santé mentale et la position socio-économique ?

Edward Jarvis (1803-1884)

JarvisInsanity and idiocy in Massachusetts

Des recherches menées ces dernières années montrent qu’au 21ème siècle, la position socio-économique – mesurée par les caractéristiques du quartier au sein duquel les personnes vivent, les caractéristiques de leur famille, ou leur propre situation – prédit encore la psychopathologie chez les enfants et les adolescents – qu’il s’agisse de difficultés émotionnelles (2-5), de problèmes de comportement ou de la consommation de substances psychoactives (4-6). Néanmoins, l’ampleur des inégalités sociales observées varie à la fois avec les mesures de la position socioéconomique et la psychopathologie. Si comme pour d’autres problèmes de santé il existe un gradient social, les personnes les plus pauvres, par exemple celles qui sont en situation de précarité alimentaire, ont des niveaux de troubles psychiatriques particulièrement élevés. D’autre part, la perception de la situation sociale semble plus fortement associée à la santé mentale que des mesures ‘objectives’ (niveau de diplôme, revenus). Enfin, les inégalités socioéconomiques semblent particulièrement prononcées en ce qui concerne les problèmes de comportement (symptômes d’hyperactivité/inattention, agressivité) que vis-à-vis des problèmes émotionnels (symptômes anxieux ou dépressifs).

Quels sont les mécanismes qui expliquent ces inégalités sociales?

Les troubles psychiatriques sont multifactoriels, et de nombreuses mécanismes contribuent à des niveaux élevés de symptômes chez les personnes les plus défavorisées, dont des circonstances familiales et de naissance difficiles – en particulier la présence d’un trouble psychiatrique chez les parents (7), des événements de vie négatifs et leur accumulation au fil du temps, qui peut créer un effet «d’érosion» psychologique (8, 9). Par ailleurs, chez les personnes issues des groupes sociaux défavorisés, le diagnostic de trouble psychiatrique pourrait être posé plus tardivement, c’est-à-dire à un moment où les difficultés sont déjà plus installées et potentiellement plus sévères (10). Plus récemment, le rôle des mécanismes épigénétiques a également été suggéré (11).

Les problèmes psychologiques peuvent également avoir un impact sur les résultats scolaires des jeunes ainsi que sur l’emploi et le risque ultérieur de délinquance (12-14), c’est-à-dire que les inégalités sociales dans ce domaine commencent tôt et se cristallisent au cours de la vie.

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 Alors, existe-t-il un moyen de diminuer les inégalités sociales en santé mentale?

Une étude récente (15) suggère que des anomalies cérébrales spécifiques à l’IRM (Imagerie par Résonnance Magnétique) peuvent aider à identifier les jeunes atteints de schizophrénie, si ces anomalies sont présentes avant la survenue de symptômes, alors de telles mesures neurologiques pourraient permettre un dépistage et une prise en charge précoces (16). Ce type d’intervention permettrait par ricochet de limiter l’impact socio-économique des troubles psychiatriques. En outre, les interventions contextuelles, en particulier celles qui visent le fonctionnement de la famille ou de l’école, ont le potentiel de développer les ressources des enfants et des adolescents et ont montré leur efficacité dans divers contextes socioéconomiques (17). Par ailleurs, un mode de garde ou une éducation précoce de qualité pourraient également contribué à diminuer les inégalités sociales de santé (projet Abecederian, Perry Preschool Project, https://soepidemio.com/2017/03/29/inegalites-dacces-aux-modes-de-garde-pendant-la-petite-enfance-en-france/#more-1354). Enfin, une étude menée par Costello et al. (18), dans les années 1990, parmi des jeunes vivant dans une réserve amérindienne, où certaines familles ont bénéficié de revenus supplémentaires après l’ouverture d’un casino sur leurs terres, a montré que la sortie de la pauvreté améliore considérablement la santé mentale ? des personnes. Cet effet persiste jusqu’à l’âge adulte (19) et s’étend au-delà de l’amélioration de la santé mentale à l’augmentation du niveau de scolarité (20). Il est intéressant de noter que dans cette étude un revenu supplémentaire reçu à l’âge adulte n’avait pas d’effet significatif sur la santé mentale, soulignant le rôle essentiel de l’enfance et de l’adolescence comme période clé pour la construction psychologique pour toute la vie. Ces résultats montrent que réduire les inégalités sociales en matière de santé mentale nécessite d’assurer des conditions de vie décentes à toutes les familles et à leurs enfants.

enfants

Références

1.Jarvis E. Insanity and Idiocy in Massachusetts. Report of the Commission on Lunacy. 1855. Boston, MA: Harvard University Press; 1971.

2.Hu N, Li J, Glauert RA, Taylor CL. Influence of exposure to perinatal risk factors and parental mental health related hospital admission on adolescent deliberate self-harm risk. European Child and Adolescent Psychiatry. 2017.

3.Melchior M, Chastang JF, Falissard B, Galera C, Tremblay RE, Cote SM, et al. Food insecurity and children’s mental health: a prospective birth cohort study. PloS one. 2012;7(12):e52615.

4.McLaughlin KA, Green JG, Alegria M, Jane Costello E, Gruber MJ, Sampson NA, et al. Food insecurity and mental disorders in a national sample of U.S. adolescents. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry. 2012;51(12):1293-303.

5.McLaughlin KA, Costello EJ, Leblanc W, Sampson NA, Kessler RC. Socioeconomic status and adolescent mental disorders. American Journal of Public Health. 2012;102(9):1742-50.

6.Melchior M, Chastang J-F, Walburg V, Galéra Cd, Fombonne E. Family income and youths’ symptoms of depression and anxiety: a longitudinal study of the GAZEL Youth cohort. Depression and Anxiety. 2010;27(12):1095-103.

7.Galéra C, Côté SM, Bouvard MP, Pingault JB, Melchior M, Michel G, et al. Early risk factors for hyperactivity-impulsivity and inattention trajectories from age 17 months to 8 years. Archives of General Psychiatry. 2011;68(12):1267-75.

8.Melchior M, Touchette E, Prokofyeva E, Chollet A, Fombonne E, Elidemir G, et al. Negative events in childhood predict trajectories of internalizing symptoms up to young adulthood: an 18-year longitudinal study. PLoS One. 2014;9(12):e114526.

9.Geronimus AT. Deep integration: letting the epigenome out of the bottle without losing sight of the structural origins of population health. American Journal of Public Health. 2013;103 Suppl 1:S56-63.

10.Anderson KK, Fuhrer R, Malla AK. The pathways to mental health care of first-episode psychosis patients: a systematic review. Psychological Medicine. 2010;40(10):1585-97.

11.Beach SR, Lei MK, Brody GH, Kim S, Barton AW, Dogan MV, et al. Parenting, Socioeconomic Status Risk, and Later Young Adult Health: Exploration of Opposing Indirect Effects via DNA Methylation. Child Development. 2016;87(1):111-21.

12.Du Rietz E, Kuja-Halkola R, Brikell I, Jangmo A, Sariaslan A, Lichtenstein P, et al. Predictive validity of parent- and self- rated ADHD symptoms in adolescence on adverse socioeconomic and health outcomes. European Child and Adolescent Psychiatry.  2017.

13.Galéra C, Melchior M, Chastang JF, Bouvard MP, Fombonne E. Childhood and adolescent hyperactivity-inattention symptoms and academic achievement 8 years later: the GAZEL Youth study. Psychological Medicine. 2009;39(11):1895-906.

14.Galéra C, Bouvard MP, Lagarde E, Michel G, Touchette E, Fombonne E, et al. Childhood attention problems and socioeconomic status in adulthood: 18-year follow-up. The British Journal of Psychiatry. 2012;201(1):20-5.

15.Wang S, Zhan Y, Zhang Y, Lv L, Wu RR, Zhao J, et al. Abnormal functional connectivity strength in patients with adolescent-onset schizophrenia: a resting-state fMRI study. European Child and Adolescent Psychiatry. 2017.

16.McFarlane WR, Levin B, Travis L, Lucas FL, Lynch S, Verdi M, et al. Clinical and functional outcomes after 2 years in the early detection and intervention for the prevention of psychosis multisite effectiveness trial. Schizophrenia Bulletin. 2015;41(1):30-43.

17.Welsh J, Strazdins L, Ford L, Friel S, O’Rourke K, Carbone S, et al. Promoting equity in the mental wellbeing of children and young people: a scoping review. Health Promotion Intervenational. 2015;30 Suppl 2:ii36-76.

18.Costello EJ, Compton SN, Keeler G, Angold A. Relationships between poverty and psychopathology: a natural experiment. Journal of the American Medical Association. 2003;290(15):2023-9.

19.Costello EJ, Erkanli A, Copeland W, Angold A. Association of family income supplements in adolescence with development of psychiatric and substance use disorders in adulthood among an American Indian population. Journal of the American Medical Association. 2010;303(19):1954-60.

20.Akee RK, Copeland WE, Keeler G, Angold A, Costello EJ. Parents’ Incomes and Children’s Outcomes: A Quasi-Experiment. American Economic Journal: Applied Economics. 2010;2(1):86-115.

Auteur : Maria Melchior

Docteur en sciences en épidémiologie sociale (Université de Harvard) et Habilitée à Diriger des Recherches (UVSQ), je suis Directeur de recherche à l’Inserm. Mes recherches portent sur les inégalités sociales dans le domaine de la santé mentale et des addictions. J'ai un intérêt particulier pour les liens entre situation sociale et trajectoires de santé mentale depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, ainsi que la transmission intergénérationnelle des troubles psychiatriques. Mes travaux reposent principalement sur des données de cohortes longitudinales menées en France (EDEN, ELFE, TEMPO, CONSTANCES) ou dans d’autres pays (Dunedin en Nouvelle-Zélande, ELDEQ au Canada, Danish National Birth Cohort Study au Danemark). J'ai reçu le Research Prize de la European Psychiatric Association (2012) et le Early Career Award de l’International Society of Behavioral Medicine (2004) et suis l’auteure ou la co-auteure de cent articles originaux publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture.

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