Le modèle de la réduction des risques : une avancée idéologique toujours en marche.

Les pratiques liées à l’injection par seringue (héroïne, cocaïne etc.) sont très propices à la transmission du virus de l’hépatite C (VHC) et du VIH. La répression absolue des drogues ne faisant pas ses preuves (dans le cadre de la loi du 31 décembre 1970 par exemple), le ministère de la santé a adopté, en débutant par le décret Barzach en 1987, une stratégie innovante appelée la « réduction des risques » (RDR).

Dans les années 1980, la forte prévalence du VIH chez les utilisateur-trice-s de drogue-s par injection (UDI) et la menace représentée par l’épidémie du VHC ont imposé aux autorités de santé publique de revoir leur façon de gérer le problème de la toxicomanie en France. La RDR vu alors le jour, remettant en cause le modèle qui était jusqu’alors établi.

Auparavant consommées dans le contexte de rituels spirituels, religieux, sociaux ou encore festifs, les drogues n’ont pas toujours été interdites ou réprimées. Au 19e siècle, leur propagation notamment facilitée par l’augmentation des échanges commerciaux a mené à une augmentation de leur consommation [1]. La vie en communauté se développant et le besoin de travailleurs sains grandissant, l’usage abusif d’alcool, opiacés ou autres substances est devenu problématique. Les autorités de santé publique ont alors mis en place différents modèles politiques qui ont donné lieu au développement de modèles d’intervention centrés sur la répression, notamment au 20e siècle. Aujourd’hui, la plupart sont estimés comme dépassés par les spécialistes en santé publique de nombreux pays. La prohibition de l’alcool aux Etats-Unis pendant 14 ans ou encore les méthodes pratiquées (punitions, techniques aversives, marginalisation etc.) en sont des exemples. La drogue était vue comme l’origine du problème et le consommateur était un coupable plutôt qu’une victime. Cette mise à l’écart avait souvent pour conséquence d’augmenter le mal-être et le sentiment de rejet, éloignant l’UD(I) de l’information relative aux risques et du soutien qui lui seraient utiles pour sortir de sa situation. De plus, les courants de pensées religieux de l’époque alimentaient la méfiance envers les toxicomanes en les considérants comme vicieux et pêcheurs [2]. La recherche en sciences sociales et biomédicales a contribué à révolutionner notre vision de l’addiction. Elle est aujourd’hui définit par son caractère multifactoriel, par son lien avec la vulnérabilité de la personne et par sa complexité. Les UD(I) sont donc passés de délinquants à patients victimes d’un mal-être ayant besoin d’être traités et accompagnés.

Plutôt que de tenter de réprimander l’utilisation des drogues, la RDR proposa, à son instauration dans la fin des années 80, de rendre la consommation plus sécurisée grâce à différents moyens d’actions dans le but de faire diminuer la prévalence du VIH et du VHC (entre autres). En effet, la RDR s’inscrit dans l’idée que l’usage de drogues est une réalité dont on cherche à réduire les risques à défaut de pouvoir la contrôler parfaitement. Par cette définition, elle s’oppose intuitivement à une vision qui préconise le sevrage total chez les UDI qui s’en sentent pourtant parfois incapables à cause de leur forte dépendance ou de leur situation instable. De cette façon, l’objectif idéal de l’éradication de la consommation de drogues par injection est remis en cause pour tenter de minimiser ses méfaits en réduisant les risques sanitaires encourus par les UDI.

A côté de l’objectif de minimisation de l’ensemble des dégâts sociaux et sanitaires liés à l’usage de drogues, la RDR met l’accent sur le non jugement : l’usager de drogue-s est aidé même si son objectif n’est pas d’atteindre le sevrage. Ainsi, les professionnels de soin tentent de comprendre son mode de vie et ses comportements pour lui proposer une démarche qui lui correspond. Pour cela, on lui donne accès à des moyens qui lui permettent de diminuer le risque sanitaire, comme par exemple la vente libre de seringues stériles en pharmacie mise en place depuis la fin des années 80 ; la mise sur le marché de traitements de substitution à l’héroïne injectable (la méthadone, le Subutex) ; ou encore depuis 2016 en France, l’ouverture de « salles de consommation à moindre risques (SCMR) » où les UDI peuvent venir se fournir en matériel et s’injecter sous la supervision de médecins et d’infirmier-e-s [3]. En résultat, les études montrent que la prévalence du VIH chez les UDI serait passée de 40% à 13% depuis la mise en place de la RDR. Cependant, celle du VHC n’a pas diminué et s’avère très élevée (65%) [4]. Ce dernier résultat est notamment explicable par le fait que la probabilité de transmission du VHC avec une seringue contaminée est extrêmement forte et que de nombreuses pratiques à risque sont toujours pratiquées (partage de seringue entre conjoints, lors d’initiations à l’injection de drogues etc.). Trop peu de moyens sont mis en place pour les diminuer dans ces contextes.

La RDR fut l’objet de nombreuses controverses lors de sa mise en place, où elle a été opposée à la politique qui vise le sevrage total, en vigueur à l’époque. En effet, certains politiciens pensaient que la mise à disposition de moyens de consommation sécuritaires allait inciter à l’usage des drogues. Plus globalement, la RDR était perçue comme un abandon des toxicomanes et le produit d’un laxisme démesuré [5]. Comme le souligne Marie Jauffret-Roustide, chercheuse à l’INSERM, c’est dans ce cheminement d’opposition que la RDR a continué d’évoluer et on retrouve toujours aujourd’hui cette dichotomie. Idéologiquement, la RDR n’est pas contre le sevrage de drogues mais son intégration historique au système politique a mené à cette réputation. Cependant, les moyens mis en place en France ne déconstruisent pas cette image alors qu’il serait nécessaire de considérer ces deux courants comme complémentaires. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, notamment anglo-saxons où la RDR inclue l’objectif de sevrage sans l’imposer [6] et agit comme un lien, comme le suggère cette image disponible sur le site de prévention canadien catie.ca.

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Figure 1 : spectre du niveau de risque encouru suivant les différentes pratiques d’injection, Réseau canadien d’info-traitements sida (catie.ca).

Il y a un réel besoin de développer de nouvelles mesures pour réduire non seulement les risques liés aux infections, mais également tous les autres dommages liés à la consommation de drogue-s par injection (overdose, ulcération nécrotique, abcès, violences, stigmatisation, marginalisation etc.). En effet, on remarque que de nombreuses pratiques à risque persistent chez les UDI dans certaines situations particulières, comme citées plus haut. Il est donc nécessaire de développer de nouvelles stratégies qui prennent en compte le contexte de consommation de chaque UDI, leur vulnérabilité et leurs besoins [6]. Le Canada par exemple, dans sa politique de « réduction des méfaits » comme il l’appelle, dispense des formations à l’injection sécuritaire auprès des UDI, chose encore très rare en France, même si le développement des SCMR cherche à atteindre progressivement l’objectif d’une meilleure éducation sur le sujet [7].

La RDR consiste à diminuer les risques liés à la consommation d’une substance par un autre moyen que l’arrêt simple et total. Elle peut donc s’appliquer à d’autres domaines que la toxicomanie et s’étendre à des pratiques comportant moins de risques infectieux. Elle a par exemple été étendue à l’alcoolisme, le tabagisme ou encore la prévention routière, notamment au Canada [8]. En France, on peut citer la mise sur le marché (temporaire mais demandée permanente) d’un agoniste des récepteurs impliqués dans l’alcoolisme (baclofène) [9],  l’interdiction de fumer dans les lieux publics couverts, la mise à disposition d’espaces fumeurs et la distribution d’éthylotests gratuits lors d’évènements festifs où il y a consommation d’alcool. La cigarette électronique peut elle aussi être considérée comme un outil de RDR puisque son utilisation ne préconise pas le sevrage à la nicotine mais plutôt une autre forme de consommation [10]. Cependant, certains politiques et scientifiques perçoivent la cigarette électronique comme un agent qui favoriserait l’initiation au tabagisme chez les jeunes. Le Haut Conseil de la Santé Publique se veut prudent dans ses recommandations : il invite à « informer, sans en faire publicité, les professionnels de santé et les fumeurs des avantages et des inconvénients de la cigarette électronique » [11].

La RDR représente une approche innovante des addictions, assurément plus humaine et compréhensive de l’usager de drogue-s. Elle est également rentable économiquement [12]. L’époque où la politique en place faisait culpabiliser le consommateur en l’accusant du mal dont il souffre est terminée, même si cela ne se vérifie pas toujours dans les faits. Au lieu d’émettre un jugement sur ce qui est bien et mal, on cherche à comprendre la dépendance d’un usager dans toute sa complexité pour identifier comment il pourra en sortir. La RDR en France nécessite d’être enrichie par de nouvelles mesures visant à diminuer les prises de risques dans certains contextes et par certaines populations spécifiques. Son opposition historique aux politiques d’éradication des drogues doit être renversée pour qu’elle puisse enfin être un pont entre la consommation régulière et le sevrage définitif.

Bibliographie

[1] « La représentation des drogues dans l’histoire des sociétés. Le cas français. », No 2, Octobre 2017, La drogue : aux limites de la société, Représentations, Volume 16, Didier Nourrisson, ESPE/Université Claude Bernard Lyon 1.

[2] « La crise paradigmatique dans le champ de l’alcoolisme », Louise Nadeau, Section 3 : Théories et modèles explicatifs

[3] François Béguin, « Toxicomanie : la première « salle de shoot » ouvre à Paris », Le Monde, 11 octobre 2016

[4] Weill-Barillet L, Pillonel J, Semaille C, Léon L, Le Strat Y, Pascal X, Barin F, Jauffret-Roustide M. Hepatitis C virus and HIV seroprevalences, sociodemographic characteristics, behaviors and access to syringes among drug users, a comparison of geographical areas in France, ANRS-Coquelicot 2011 survey. Rev Epidemiol Sante Publique. 2016 Feb 19. pii : S0398-7620 (15) 00473-3.

[5] Coppel Anne. Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France. In: Communications, 62, 1996. Vivre avec les drogues. pp. 75-108; doi : 10.3406/comm.1996.1937

[6] Jauffret-Roustide M., . (2011). Réduction des risques. Succès et limites du modèle à la française.. Alcoologie Et Addictologie, 33(2), 101-110

[7] «S’injecter de façon plus sécuritaire », catie.ca

[8] « La réduction des méfaits », catie.ca

[9] Les Dossiers de la CROIX BLEUE, 2016, n°1, Guilaine Miranda, croixbleue.fr

[10] Dr N. Lajzerowicz, « Réduction des risques et cigarette électronique »,  Journée Régionale de la Fédération Addiction, 7 juillet 2017

[11] « Bénéfices-risques de la cigarette électronique pour la population générale », Haut Conseil de la Santé Publique, hcsp.fr

[12] Wilson, D. P., Donald, B., Shattock, A. J., Wilson, D., & Fraser-Hurt, N. (2015).  The cost-effectiveness of harm reduction, International Journal of Drug Policy, 26, S5-S11

 

Auteur : clementco1

Je suis étudiant en licence de sciences à Paris Descartes et je réalise actuellement un stage dans l'équipe de recherche en épidémiologie sociale (ERES).

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