Les bases génétiques de l’intelligence et du niveau de diplôme des personnes : quelles implications en termes de santé publique?

L’intelligence humaine, telle qu’elle est définie la plupart du temps depuis les théories et tests proposés par Alfred Binet, Théodore Simon en France, puis David Wechsler aux Etats-Unis, c’est à dire par des capacités cognitives telles que la mémoire, le raisonnement, la compréhension ou les compétences quantitatives, est prédictive de la scolarité et du niveau de diplôme atteint par les personnes (1, 2). De nombreux facteurs influent sur ce trait à l’échelle individuelle et collective. Si la recherche de facteurs héréditaires liés à l’intelligence remonte au 19ème siècle et aux travaux de Francis Galton qui cherchait à identifier les déterminants d’une intelligence hors normes (3), elle a pris un élan nouveau au cours des dernières années avec la mise à disposition d’outils de criblage génétique et d’analyses statistiques extrêmement puissants.

Alfred Binet
Alfred Binet (1857-1911)
Theodore Simon
Théodore Simon (1873-1961)

Depuis de nombreuses années, les recherches ont montré que comme pour d’autres caractéristiques, l’intelligence humaine  (ou Quotient Intellectuel, QI, indicateur standardisé des compétences cognitives des personnes) est en partie « héritable ». Cela signifie que les niveaux d’intelligence parmi les personnes d’une même famille sont corrélés, en partie du fait de facteurs innés partagés. Ainsi, « l’héritabilité » est définie comme le pourcentage de la variabilité d’un trait dû à des facteurs partagés entre plusieurs membres de la même famille et estimé à partir d’études de jumeaux monozygotes et dizygotes. Pour ce qui est de l’intelligence, la plupart des études estiment qu’elle est « héritable » à 40% dans la petite enfance et à 85% à l’âge adulte (4). Des travaux récents ont permis d’aller plus loin en identifiant des marqueurs génétiques qui contribuent à cette héritabilité, ainsi qu’à celle qui explique la corrélation intra-familiale en termes de niveau de diplôme des personnes. Ces recherches, basées sur de très grands échantillons et sur des méta-analyses ont permis d’identifier jusqu’à 187 sites génétiques impliqués dans l’intelligence (5). Chaque site génétique a un effet très faible, mais pris ensemble ils expliqueraient 4-7% de la variance totale en termes de QI. C’est environ le double de la contribution des facteurs génétiques à l’Indice de masse corporelle (IMC ; kg/m2), sur la base de plus de 200 marqueurs génétiques identifiés dans des études évaluant l’ensemble du génome (i.e. « génome-entier ») (6). Pour ce qui est du niveau de diplôme atteint par les personnes, les marqueurs génétiques les plus importants et statistiquement significatifs ‘expliqueraient’ des différences de 2.7–9.0 semaines de scolarité entre individus (7).

D’après les recherches basées sur tous les marqueurs génétiques pertinents (« héritabilité basée sur les SNP »), la contribution de facteurs innés aux variations en termes d’intelligence pourrait être non plus de 4-7% mais de 25% (8). De manière similaire, ces études estiment que 11 à 21% des variations de niveau de diplôme, mais aussi de revenus et de défaveur sociale entre individus seraient le reflet de facteurs génétiques (9). Ces estimations, bien qu’élevées, sont inférieures aux estimations d’héritabilité basées sur les études de jumeaux, et les raisons de cette « héritabilité manquante » font l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes de la génétique.

Ces recherches sur les contributions génétiques à l’intelligence et à la situation sociale des personnes basées sur des échantillons de milliers de personnes et où l’ensemble du génome est examiné, ne font que commencer et sont publiées dans les meilleures revues scientifiques. Avec le développement des techniques de criblage et d’analyses statistiques sophistiquées, il sera possible à l’avenir d’identifier de nouveaux marqueurs génétiques pertinents et de montrer une contribution des gènes à l’intelligence ou à la situation sociale des personnes encore plus importante que celle estimée actuellement.

Se pose alors la question de l’interprétation de ces résultats, et d’abord de leur fiabilité. En effet, plusieurs limites méthodologiques doivent être prises en compte. Premièrement, les mesures d’intelligence utilisées en général (notamment les tests de QI) sont loin d’être objectives. En particulier, les personnes qui ont un niveau de diplôme plus élevé ont en général plus d’occasions de pratiquer ce type de test ou des exercices équivalents et, à compétences égales, pourraient mieux réussir que les personnes moins diplômées. Ceci expliquerait que les mêmes gènes expliquent en partie l’intelligence et le niveau de diplôme atteint par les personnes. Deuxièmement, ces études laissent souvent de côté les facteurs non-génétiques (dits « environnementaux ») qui interagissent avec les facteurs génétiques (« interactions gène-environnement »). Enfin, un phénomène en général mis de côté par les études sur les facteurs génétiques est l’évolution séculaire de l’intelligence et du niveau d’instruction dans le temps.  Depuis les années 1950, dans les pays industrialisés, le niveau de QI a augmenté de 0.2écart-type par décennie ce qui est appelé «l’effet Flynn » (10); au cours de la même période, le pourcentage de jeunes de 25–34 ans qui ont un diplôme de l’enseignement supérieur dans les pays de l’OCDE a augmenté de 10 à 40% (11). Ces changements majeurs ne peuvent bien sûr par être expliqués par la génétique, et suggèrent que les facteurs non-génétiques, et en particulier les conditions de vie des personnes (ex. suivi médical des grossesses, malnutrition) et les politiques d’accès à l’éducation, sont des déterminants majeurs des niveaux d’intelligence et de diplôme au sein de la population.

Il n’empêche que la recherche sur les facteurs génétiques prédisant l’intelligence et le diplôme atteint avancent vite et qu’il est nécessaire d’anticiper la manière dont les résultats pourraient être utilisés.

Healthy seed

L’intelligence des personnes pourrait-elle être prédite par des scores de risque basés sur une multitude de marqueurs génétiques, qui pourraient rendre les tests de QI tels qu’utilisés actuellement par les chercheurs et neuropsychologues obsolètes.  Ce n’est pas impossible, mais comme décrit précédemment, l’influence des facteurs génétiques ne pouvant être interprétée qu’à la lumière des caractéristiques non-génétiques, ce type d’estimation basée uniquement sur des algorithmes génétiques serait erroné. Par exemple, les recherches montrent que l’héritabilité de l’intelligence est très élevée dans les familles qui ont une situation sociale favorable (>80%) mais pas dans celles qui ont une situation sociale moins favorable (12). De même, l’héritabilité estimée de l’intelligence est plus élevée aux Etats-Unis qu’en Europe et en Australie, indiquant que les politiques sociales influencent le devenir scolaire des personnes plus que les gènes (13).

Les scores génétiques prédisant l’intelligence moyenne au sein d’une population seront-ils utilisés à l’échelle individuelle ? Cette hypothèse soulève le risque de biais écologique, ou l’individu serait classé en fonction d’une moyenne qui n’aurait pas forcément de sens pour lui ou elle. Un test génétique peut être prédictif en termes statistiques, mais un test de lecture ou de logique génère bien plus d’information à l’échelle individuelle.

L’information génétique sera-t-elle utilisée à des fins de dépistage ? Clairement, compte tenu des faibles coûts des tests d’ADN (environ 100 euros), il s’agit d’une possibilité qui ne peut pas être négligée. Néanmoins comme pour tous les tests de dépistage, les coûts et bénéfices pour l’individu et la société doivent être pris en compte. Quelle est la précision du test ? Quelles sont les possibilités de consentement éclairé laissées aux personnes ? L’accès au dépistage est-t-il le même pour tous au sein de la population ? Existe-t-il des interventions précoces efficaces ? Les risques de stigmatisation des personnes identifiées comme étant « à risque » sont-ils anticipés et inférieurs aux avantages potentiels du dépistage ?

Malheureusement, comme cela  a déjà été le cas (notamment au moment du développement du mouvement eugéniste), il existe un risque que les données génétiques soient utilisées pour justifier de la mise à l’écart de certaines parties de la population d’opportunités éducatives ou professionnelles. Compte tenu des corrélations entre le niveau d’intelligence mesuré et le niveau de diplôme atteint, il est probable que les enfants identifiés comme ayant un risque élevé d’avoir une intelligence inférieure à la moyenne soient de milieux sociaux défavorisés, ce qui ouvre la possibilité que la discrimination des personnes sur la base de leur origine sociale ne soient justifiée sur la base de différences biologiques et donc « objectives ». Les nouvelles données sur les facteurs génétiques liés à l’intelligence et à la scolarité des personnes et leurs implications nécessitent donc d’être diffusées, discutées et débattues par les cliniciens, épidémiologistes et spécialistes de santé publique.

Références

  1. Binet A, Simon T (1905) Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux. L’Année psychologique 11:191–244.
  2. Boake C (2002) From the Binet–Simon to the Wechsler–Bellevue: tracing the history of intelligence testing. Journal of Clinical and Experimental Neuropsychology 24(3):383–405.
  3. Galton F (1892) Hereditary genius: an inquiry into its laws and consequences. Watts & Co, London
  4. Bouchard TJ, McGue M (2003) Genetic and environmental influences on human psychological differences. Developmental Neurobiology 54(1):4–45
  1. Hill WD, Marioni RE, Maghzian O, Ritchie SJ, Hagenaars SP, McIntosh AM et al. (2018) A combined analysis of genetically correlated traits identifies 187 loci and a role for neurogenesis and myelination in intelligence. Molecular Psychiatry. https ://doi.org/10.1038/s4138 0-017-0001-5
  2. Akiyama M, Okada Y, Kanai M, Takahashi A, Momozawa Y, Ikeda M, Iwata N et al. (2017) Genome-wide association study identifies 112 new loci for body mass index in the Japanese population. Nature Genetics 49(10):1458–1467.
  3. Okbay A, Beauchamp JP, Fontana MA, Lee JJ, Pers TH, Rietveld CA et al. (2016) Genome-wide association study identifies 74 loci associated with educational attainment. Nature 533(7604):539–542
  4. Davies G, Marioni RE, Liewald DC, Hill WD, Hagenaars SP, Harris SE et al. (2016) Genome-wide association study of cognitive functions and educational attainment in UK Biobank (N = 112 151). Molecular Psychiatry 21(6):758–767.
  5. Hill WD, Hagenaars SP, Marioni RE, Harris SE, Liewald DCM, Davies G et al. (2016) Molecular genetic contributions to social deprivation and household income in UK Biobank. Current Biology 26(22):3083–3089.
  6. Jokela M, Pekkarinen T, Sarvimäki M, Terviö M, Uusitalo R (2017) Secular rise in economically valuable personality traits. Procedings of the National Academy of Sciences 114(25):6527–6532.
  7. OECD (2017) Education at a glance. https://static.rasset.ie/documents/news/2017/09/oecd.pdf
  8. Turkheimer E, Haley A, Waldron M, D’Onofrio B, Gottesman II (2003) Socioeconomic status modifies heritability of IQ in young children. Psychological Science 14(6):623–628.
  9. Tucker-Drob EM, Bates TC (2016) Large cross-national differences in gene × socioeconomic status interaction on intelligence. Psychological Science 27(2):138–149.

Auteur : Maria Melchior

Docteur en sciences en épidémiologie sociale (Université de Harvard) et Habilitée à Diriger des Recherches (UVSQ), je suis Directeur de recherche à l’Inserm. Mes recherches portent sur les inégalités sociales dans le domaine de la santé mentale et des addictions. J'ai un intérêt particulier pour les liens entre situation sociale et trajectoires de santé mentale depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, ainsi que la transmission intergénérationnelle des troubles psychiatriques. Mes travaux reposent principalement sur des données de cohortes longitudinales menées en France (EDEN, ELFE, TEMPO, CONSTANCES) ou dans d’autres pays (Dunedin en Nouvelle-Zélande, ELDEQ au Canada, Danish National Birth Cohort Study au Danemark). J'ai reçu le Research Prize de la European Psychiatric Association (2012) et le Early Career Award de l’International Society of Behavioral Medicine (2004) et suis l’auteure ou la co-auteure de cent articles originaux publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture.

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