Les personnes ayant une situation sociale défavorisée ont plus de risque d’avoir une moins bonne santé. De nombreuses études ont montré que cette situation s’expliquait en partie par des comportements individuels moins favorables à la santé (consommations de tabac et d’alcool plus élevées, plus de surpoids et d’obésité, activité physique moins importante, consommation de fruits et de légumes plus faible, etc.). Toutefois des facteurs ne relevant pas des comportements individuels tels que les conditions de travail contribuent aussi de façon importante à ces inégalités de santé. Nous allons illustrer cette question avec l’exemple du cancer du poumon chez les hommes.
En France, chez les hommes, le cancer du poumon est le deuxième cancer le plus fréquent en nombre de cas et la première cause de décès par cancer, avec un peu plus de 32000 cancers du poumon diagnostiqués et près de 21000 décès par cancer du poumon observés en 2017. La consommation de tabac est le principal facteur de risque de cancer, avec un risque de développer un cancer du poumon au moins 15 fois plus élevé parmi les personnes fumant plus de 20 cigarettes par jour par rapport à celles n’ayant jamais fumé. L’exposition professionnelle à des cancérogènes est un autre facteur de risque de cancer du poumon qui est socialement différencié ; c’est-à-dire que, comme la consommation de tabac, les expositions professionnelles à des cancérogènes sont plus fréquentes chez les hommes socialement défavorisés. Le risque de développer un cancer du poumon est ainsi plus élevé parmi les hommes socialement défavorisés.
Si le rôle du tabagisme dans le risque de développer un cancer a été exploré, celui des expositions professionnelles à des cancérogènes a fait l’objet de moins d’attention. A partir des données d’une enquête conduite en population générale en France entre 2002 et 2006 [1], nous avons estimé chez les hommes l’excès de risque de développer un cancer du poumon dû à la consommation de tabac et celle due aux expositions professionnelles à des cancérogènes selon le niveau d’études. Quatre niveaux d’études ont été considérés : un niveau d’études primaire, une formation professionnelle type CAP/BEP, le Bac et un diplôme supérieur au Bac. La consommation de tabac a été recueillie de façon précise en tenant compte des différentes périodes de consommation tout au long de la vie des personnes.
Il est difficile de recueillir les expositions professionnelles à des cancérogènes : une partie des personnes ignorent qu’elles sont/ont été exposées à des cancérogènes. Même dans le cas contraire, elles n’en connaissent quasiment jamais le niveau. Pour combler cette lacune, les études épidémiologiques procèdent en deux étapes. Tout d’abord, chaque personne interrogée détaille son calendrier professionnel, en listant pour chaque emploi exercé, les dates, la profession, et le secteur d’activité. A partir de ces informations, les expositions professionnelles sont obtenues à l’aide de matrices emploi-exposition. Ces matrices sont des grands tableaux qui font correspondre un niveau d’exposition à une substance donnée à chaque combinaison de profession, secteur d’activité et période. Le développement d’une matrice pour une substance donnée nécessite un travail important de chercheurs et d’hygiénistes industriels. Au cours des 10 dernières années, Santé publique France a développé des matrices emploi-exposition pour de nombreuses substances, en particulier les principaux cancérogènes du cancer du poumon (amiante, silice cristalline, fumées de diesel) [2].

Nous avons comparé 1976 hommes atteints d’un cancer du poumon à 2648 hommes n’en ayant pas. Le risque de développer ce cancer augmente à mesure que le niveau d’études diminue. Par rapport aux hommes ayant un diplôme supérieur au Bac, le risque de développer un cancer du poumon est 1.6 fois plus élevé parmi les hommes ayant le Bac, 2.3 fois plus élevé parmi ceux ayant un diplôme professionnel type CAP/BEP et 3.9 fois plus élevé parmi ceux ayant un niveau d’études primaire.
La consommation de tabac explique environ 20% de l’excès de risque de cancer du poumon parmi les hommes ayant un niveau d’études primaire et environ 30% parmi ceux ayant un diplôme professionnel type CAP/BEP ou le Bac. L’exposition professionnelle à l’amiante, à la silice cristalline et aux fumées de diesel explique autour de 17% de l’excès de risque parmi les hommes ayant un niveau d’études primaire, 23% parmi ceux ayant un diplôme professionnel type CAP/BEP et 15% parmi ceux ayant le Bac.
Bien que les principaux cancérogènes pour le cancer du poumon aient été considérés, de nombreux cancérogènes n’ont pas été pris en compte en raison de données non disponibles. Le poids des expositions professionnelles dans les inégalités sociales de survenue du cancer du poumon est ainsi très certainement plus élevé que ce que nous observons. Toutefois, dans notre étude, l’excès de risque de cancer du poumon parmi les hommes ayant au plus le CAP/BEP est presque autant dû à une consommation de tabac plus élevée qu’à une exposition professionnelle à des cancérogènes plus importante par rapport aux hommes ayant un diplôme universitaire. Ainsi, cibler uniquement le tabac rester insuffisant pour réduire les inégalités sociales de santé dans le domaine du cancer du poumon, et il est donc indispensable d’agir sur les conditions de travail.
L’exposition des travailleurs aux cancérogènes a diminué, avec notamment l’interdiction de l’amiante en 1996. Toutefois, il est important de continuer à réduire les expositions professionnelles, par le biais de la législation et de l’utilisation de protections adaptées. Cela permettra d’améliorer la santé des travailleurs, en particulier des travailleurs les plus défavorisés socialement qui sont les plus exposés aux cancérogènes dans leur milieu professionnel, et ainsi de réduire en partie les inégalités sociales de santé.
Réferences
[1] Menvielle, G., J. Franck, L. Radoi, M. Sanchez, J. Févotte, A. V. Guizard, I. Stücker, D. Luce and The ICARE study group (2016) Quantifying the mediating effects of smoking and occupational exposures in the relation between education and lung cancer. Eur J Epidemiol 31: 1213-1221. 10.1007/s10654-016-0182-2
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.