Le Recours à l’Aide Médicale d’Etat des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas

Le 27 novembre, l’équipe de l’IRDES1 (Institut de Recherche en Economie de la Santé) a présenté les premiers résultats de l’enquête Premiers pas qui visait à étudier le parcours d’accès aux droits et de recours aux soins des étrangers en situation irrégulière en France y résidant de manière ininterrompue depuis plus de 3 mois. Dans cet article, nous rapportons2 leurs premiers enseignements de cette enquête inédite.

L’AME est une aide médicale gratuite que l’Etat français propose aux personnes en situation irrégulière, qui sont présentes  sur le territoire français depuis plus de 3 mois sans interruption, et dont les ressources ne dépassent pas un certain plafond (Figure 1), défini en fonction de la composition du foyer et du lieu de résidence [1]. Elle leur permet ainsi d’avoir une couverture santé et un accès financier aux soins. On comptait près de 311 310 bénéficiaires en 2016 [2].

soepid_ame
Figure 1 – Plafond maximum de ressources pour bénéficier de l’AME (au 1er avril 2019)

Source : https://www.ameli.fr/val-d-oise/assure/droits-demarches/situations-particulieres/situation-irreguliere-ame

La méthode d’enquête de Premiers Pas

L’étude du recours à l’AME a été difficile à mettre en place, car peu de travaux et de sources de données étaient disponibles sur le sujet. L’enquête s’est déroulée à Paris et à Bordeaux (l’enquête n’a pas été étendue à la banlieue), en collaboration avec les anthropologues de l’équipe UMR 5319 PASSAGES et Médecins du Monde (MDM) qui coordonne un réseau de Centres de soins (Caso) accueillant de nombreux étrangers sans titre de séjour.

Les investigateurs ont d’abord réalisé un travail d’identification des lieux et structures susceptibles d’accueillir des personnes en situation irrégulière. Parmi les 736 structures identifiées, 113 ont été tirées au sort et 63 ont participé à l’enquête. Ensuite, au sein de chaque structure, les personnes usagères ont été échantillonnées aléatoirement. Les personnes échantillonnées qui étaient en France depuis moins de 3 mois et donc pas encore éligibles à l’AME ont été exclues de l’enquête (elles représentaient 11% de l’échantillon). La participation à l’enquête était libre et anonyme. Aucune information n’a été transmise à une administration.

Au total 1083 personnes ont participé à l’enquête.

Description des participants de l’enquête

Profil socio-démographique. La majorité de la population interrogée était masculine, jeune et en situation de précarité mais néanmoins assez hétérogène. Sept personnes sur dix étaient des hommes, 32% avaient entre 18 et 30 ans et 36% entre 30 et 40 ans. La plupart venaient d’Afrique Subsaharienne (60%), d’Afrique du Nord (25%), et d’Amérique latine (7%). Les populations asiatiques et européennes étaient sous-représentées avec respectivement, 5% et 3% de participants.

Raisons de venue en France. Dans la majorité des cas, l’arrivée des personnes interrogées en France s’est déroulée de manière clandestine (55%) ou avec un visa qui était expiré au moment de l’enquête (41%). Les personnes récemment arrivées en France étaient minoritaires puisque 27% avaient une durée de séjour comprise entre 3 mois et 1 an, 33% entre un et deux ans, 14% entre 3 et 5 ans et 26% depuis 5 ans et plus. Leurs motifs de venue en France étaient divers avec 47% des personnes déclarant un motif économique, 22% un motif politique, 14% des problèmes d’ordre privé, 10% « pour la santé », 8% dans le cadre d’un regroupement familial et 4% pour étudier.

Conditions de vie. Deux personnes sur dix avaient quitté l’école avant douze ans et quatre sur dix après 18 ans. Un quart des personnes interrogées avait un travail au moment de l’enquête. Les conditions de vie de ces personnes étaient marquées par la précarité puisque trois personnes sur dix dormaient dans un foyer, en centre d’accueil ou à l’hôtel, et une personne sur quatre déclarait loger dans un abri de fortune ou dans la rue. La précarité alimentaire (ne pas pouvoir se nourrir) touchait  43% des personnes interrogées. Les participants se sont fréquemment dits isolés, la faible maîtrise du français étant un facteur y contribuant.

Etat de santé. Concernant leur état santé, 45% des participants déclaraient un mauvais état de santé et 22% très mauvais. Les problèmes de santé physique étaient fréquents avec 28% de la population déclarant souffrir de limitations fonctionnelles, 30% de troubles musculo-squelettiques, 12% de problèmes respiratoires, et 8% déclarant avoir une maladie infectieuse. Les participants ont également rapporté des troubles de la santé mentale – 8% déclarant souffrir de psychose, de psychotraumatisme ou de dépression et 20% déclarant souffrir d’anxiété ou de troubles du sommeil. Un tiers des personnes interrogées ne déclaraient aucune maladie.

Profil des non-recourants à l’AME

Selon l’état de santé. Les personnes ayant un mauvais état de santé perçu étaient en grande partie non couvertes par l’AME, ce qui suggère que le recours à l’AME n’est pas un choix guidé par les besoins. Parmi les personnes ayant un état de santé dégradé 50% y avaient recours contre 60% parmi les personnes déclarant être en bonne santé. Quatre personnes sur dix souffrant de troubles de la santé physique et/ou mentale n’étaient pas couvertes par l’AME. En effet, le dispositif ne couvre pas toute la population éligible.

Selon les conditions de vie. Les chercheurs de l’équipe ont indiqué que le recours à l’AME était fortement corrélé aux conditions d’entrée et de vie en France. En effet, 62% des personnes qui sont arrivées avec un visa étaient couvertes contre 43% des personnes entrées illégalement. Les personnes qui déclaraient travailler étaient plus fréquemment couvertes que celles qui ne travaillaient pas (61% vs 48%). La durée du séjour en France et la maitrise du français étaient les principaux déterminants de l’accès à l’AME avec 55% de couverture chez les personnes ayant une très bonne maitrise du français (vs 44% chez ceux ayant des difficultés et 8% chez ceux qui ne le parlent pas du tout) et 70% chez ceux qui étaient en France depuis 2 à 5 ans et 65% chez ceux qui y vivaient depuis plus de 5 ans contre 24% chez ceux qui étaient en France depuis 3 mois à 1 ans et 54% pour ceux qui y vivaient depuis 1 à 2 ans. ). Les personnes qui ont évoqué la santé comme un des motifs de leur venue en France avaient un peu plus recours à l’AME que les autres, mais  34% n’avaient pas l’AME au moment de l’enquête.

Raisons possibles du non-recours. L’étude Premiers pas a permis d’observer que 51% des personnes qui étaient éligibles à l’AME ne le demandaient pas. Les chercheurs de l’enquête ont indiqué que le non-recours à l’AME pouvait s’expliquer par le manque d’information, la méconnaissance du dispositif par la population concernée, la complexité des démarches, ainsi que l’incapacité à fournir un justificatif de résidence ou de revenu. Des participants avaient en effet indiqué qu’ils avaient souvent besoin d’être soutenus par une association  ou des travailleurs sociaux dans la réalisation des nombreuses démarches. Certaines personnes ayant eu déjà recours à l’AME auparavant, ne l’avaient pas redemandé à cause de ces difficultés.

Implication des résultats de Premiers pas 

L’AME est souvent mise au centre des débats politiques ces dernières années. L’équipe investigatrice de l’enquête Premiers pas a expliqué quel pourrait être le risque de supprimer l’AME pour la population qu’elle est censée couvrir mais aussi pour le système de soins : « Nos travaux suggèrent que toute mesure qui viserait à limiter les droits offerts par l’AME de droit commun afin de lutter contre l’immigration clandestine ou de réduire fortement les dépenses de santé couvertes par l’AME raterait certainement sa cible. Le risque serait en revanche de mettre en danger l’état de santé d’une population en partie très précaire, et avec des besoins de soins largement non couverts et de laisser le poids de leur prise en charge aux services d’urgence et aux associations. »

 1 Cette enquête a été dirigée et/ou réalisé par Jérôme Wittwer (Université de Bordeaux), Denis Raynaud (IRDES), Paul Dourgnon (IRDES) et Florence Jusot (Université Paris Dauphine, IRDES), Stéphanie Guillaume (IRDES), Clara Leumonnier (UMR 5319 Passages CNRS), Sabine Mélèze (IRDES), Jérome Wittwer (Université de Bordeaux, Bordeaux Population Healt (Inserm U 1219) et Jawhar Sahiri (Irdes). Le projet a été financé la Sécurité sociale.

2 La retranscription des informations recueillies lors de la présentation des premiers résultats ont été complétées par les publications écrites de l’Irdes référencées ci-dessous [3-5]

Références

[1] « Aide médicale de l’État (AME) : vos démarches » consultable sur https://www.ameli.fr/assure/droits-demarches/situations-particulieres/situation-irreguliere-ame

[2] Projet de loi de Finances pour 2018. Présentation des crédits par mission et décisions de la commission. Consultable sur https://www.senat.fr/commission/fin/pjlf2018/np/np25/np255.html#fn14

[3] Dourgnon P, Guillaume S, Jusot F, Wittwer J. Etudier l’accès à l’Aide médicale de l’État. L’enquête premiers pas. Questions d’économie de la santé n°244. Irdes. 2019

[4] Jusot F, Dourgnon P, Wittwer J. Le recours à l’Aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas. Questions d’économie de la santé n°245. Irdes. 2019

[5] Wittwer J, Raynaud D, Dourgnon P, Jusot F. Protéger la santé des personnes étrangères en situation irrégulière en France. L’Aide médicale de l’État, une politique d’accès aux soins mal connue. Questions d’économie de la santé n°243. Irdes. 2019

%d blogueurs aiment cette page :