L’allaitement exclusif réduirait le risque de survenue de certaines maladies chez l’enfant, mais aussi celui de mort subite du nourrisson. Si de nombreux facteurs sociaux-culturels ont été identifiés comme influençant les pratiques d’allaitement dans la population générale, on connait peu ces facteurs dans les populations en situation de grande précarité. Dans cet article, nous présentons les résultats d’une étude de l’influence du pays de naissance de la mère et du contexte de naissance de l’enfant sur les pratiques d’allaitement chez des femmes sans domicile hébergées en Ile-de-France. Nous discuterons également de l’intérêt d’une promotion de l’allaitement dans cette population.
L’allaitement : état des lieux
Des bénéfices d’un allaitement exclusif pendant les 6 premiers mois de la vie par rapport à l’absence d’allaitement, sur différents aspects de la santé de l’enfant et de sa mère, ont été démontrés, avec des nuances selon le niveau de développement du pays d’étude. Par exemple, dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires, un allaitement exclusif est associé à une réduction de 88% de la mortalité due aux maladies infectieuses et de 93% de la mortalité toute cause, par rapport à l’absence d’allaitement, chez des enfants de moins 6 mois (1,2). Dans les pays à revenus élevés, un enfant allaité a un risque de mortalité subite du nourrisson réduit de 36% (2,3). Cette différence peut s’expliquer par le fait que les bénéfices potentiels de l’allaitement dépendent du type d’alimentation de substitution délivrée aux enfants non-allaités. Ainsi, au sein des populations en situation de grande précarité, qui ont moins accès aux préparations infantiles, l’absence d’allaitement peut avoir des effets particulièrement néfastes sur la santé de l’enfant si ce dernier ne bénéficie pas d’une alimentation de substitution adaptée à son âge.
Outre les effets sur la santé, l’allaitement pourrait également être bénéfique dans la relation mère-enfant, qui peut être particulièrement impactée par le contexte de la précarité, en favorisant le bon déroulement du processus d’attachement (4). Enfin, il présente un avantage économique majeur par rapport aux préparations infantiles couteuses, ce qui est particulièrement intéressant pour les familles en situation de précarité. Ainsi, il est apparu important de s’intéresser aux modes d’alimentation des nourrissons dans les populations en grande précarité, ainsi qu’aux facteurs contextuels qui y sont associés.
La population de l’étude ENFAMS
L’étude ENFAMS est une enquête transversale reposant sur un échantillon aléatoire de 801 familles hébergées en centres d’hébergements d’urgence, centres d’accueil pour demandeurs d’asile, centres d’hébergement et de réinsertion sociale et hôtels sociaux en Ile-de-France en 2013 (5). Afin d’analyser les pratiques d’allaitement et les facteurs associés, notre étude a porté sur les 456 familles dont l’enfant sélectionné avait entre 6 mois et 5 ans, dont la mère était le parent répondant à l’enquête, et qui avait répondu aux questions sur les pratiques d’allaitement pour cet enfant.
Dans cette population d’étude, une part importante des mères étaient nées en Afrique subsaharienne (35%) et non subsaharienne (29%). On peut souligner également que seules 7% des mères (n = 27) étaient nées en France. Concernant le niveau d’étude, deux tiers d’entre elles avaient un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat. A la naissance de l’enfant enquêté, 28% des mères n’avaient pas encore immigré en France, 21% étaient déjà en France mais n’avaient pas encore connu l’absence de logement, et 51% étaient en France et avaient déjà connu au moins un premier épisode sans-domicile.
Concernant les pratiques d’allaitement, 86 % des enfants enquêtés ont eu une initiation à l’allaitement, c’est-à-dire ont reçu du lait maternel au moins une fois, quel que soit son mode d’administration (sein, biberon), et 59% ont continué à recevoir du lait maternel pendant 6 mois ou plus (quelles que soient les autres sources de lait, boissons ou aliments reçus). Ces prévalences sont notablement plus élevées dans cette population que dans la population générale française (respectivement 70% et 19%) (6).
Lien entre pays de naissance et pratiques d’allaitement
Dans cette étude, les pratiques d’allaitement variaient selon la région de naissance de la mère. Globalement, les mères nées en Afrique (subsaharienne ou non) allaitaient plus longtemps, par rapport aux mères nées hors Afrique : 90% des mères nées en Afrique subsaharienne et non-subsaharienne ont allaité leur enfant (contre 80% des mères nées hors Afrique) ; 70% des mères nées en Afrique subsaharienne, et 56% des mères nées en Afrique non subsaharienne ont allaité leur enfant au moins 6 mois (contre 50% des mères nées hors Afrique) (Figure 1).
Or, on peut noter qu’il existe à l’échelle mondiale un gradient des taux d’allaitement croissant lorsque la richesse du pays d’étude diminue. En particulier, on trouve des taux particulièrement élevés en Afrique subsaharienne (2).
Figure 1 : Distribution de la durée de l’allaitement selon la région de naissance de la mère dans l’échantillon d’analyse (n = 456). Enquête ENFAMS, Ile-de-France, 2013.
Par ailleurs, nous avons mis en évidence un effet significatif de la région de naissance selon le niveau d’étude de la mère vis-à-vis de l’allaitement à 6 mois. En effet, on observait que :
– chez les mères qui avaient un niveau d’étude inférieur au baccalauréat, le fait d’être née en Afrique subsaharienne était associé un allaitement plus fréquent, relativement aux mères nées hors Afrique ;
– chez les mères qui avaient un niveau équivalent au baccalauréat, le fait d’être née en Afrique non subsaharienne était également associé à un allaitement à 6 mois plus fréquent, relativement aux mères nées hors Afrique ;
– chez les mères qui avaient un niveau d’étude supérieur au baccalauréat, l’association avec la région de naissance n’était plus significative.
Cette différence pourrait s’expliquer par les deux modèles de pratiques suggérés par la sociologue Séverine Gojard (7) :
a- Au sein des milieux les plus populaires, le modèle familial – sensible à la transmission intergénérationnelle des pratiques et donc aux origines culturelles – serait prépondérant, ce qui expliquerait le lien observé avec la région de naissance chez les mères qui avaient un niveau d’étude faible ou intermédiaire ;
b- Au sein des milieux plus aisés, un modèle savant – sensible aux discours de promotion de l’allaitement – s’exprimerait davantage que le modèle familial, ce qui expliquerait l’absence d’association significative avec la région de naissance chez les mères qui avaient un niveau d’étude supérieur.
Lien entre situation à la naissance de l’enfant et pratiques d’allaitement
Nos analyses ont également mis en évidence un lien entre la situation de la mère à la naissance de l’enfant et l’allaitement à 6 mois. En particulier, les prévalences de l’allaitement à 6 mois étaient plus élevées lorsque la mère n’était pas en France à la naissance de l’enfant, par rapport aux mères qui vivaient en France (nées en France ou migrantes déjà sur le sol français) n’ayant pas encore connu l’absence de logement à ce moment-là. S’agissant d’une population composée essentiellement de femmes migrantes, on peut supposer que la situation de la mère, lorsqu’elle était dans son pays d’origine à la naissance de l’enfant, était plus favorable à la transmission intergénérationnelle des pratiques d’allaitement qu’après la migration. L’arrivée en France pourrait en effet impliquer chez la mère un manque de repères, un conflit de normes culturelles et un moindre soutien social. Ces résultats sont cohérents avec un phénomène décrit dans la littérature : un haut niveau d’acculturation, mesuré par le temps passé dans le pays d’immigration, serait associé à une fréquence plus faible de l’initiation à l’allaitement (8).
Perspectives : promotion de l’allaitement au sein des populations sans domiciles ?
Malgré des prévalences de l’initiation et de l’allaitement à 6 mois plus élevées dans cette population que dans la population générale, il faut garder à l’esprit qu’en l’absence de logement en France, les mères en situation de précarité économique et/ou alimentaire n’ont probablement pas toujours accès à des préparations infantiles en quantités suffisantes. La promotion de l’allaitement pourrait donc avoir un intérêt particulier au sein de cette population spécifique.
D’après la stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et du Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF) de 2003, l’objectif est de « créer un environnement permettant aux mères, aux familles et aux autres personnes qui s’occupent des enfants d’effectuer en toute circonstance des choix en pleine connaissance de cause concernant les pratiques d’alimentation optimales du nourrisson et du jeune enfant et d’appliquer ces choix » (9).
Les interventions de promotion de la santé doivent prendre en compte les spécificités culturelles et religieuses de cette population particulièrement hétérogène, issue en grande partie de l’immigration. Également, elles doivent s’adapter aux spécificités découlant de la précarité et de l’absence de logement de la population cible. Des études qualitatives investiguant les représentations autour de l’allaitement dans la population sans-domicile française, chez les mères natives et immigrées, et approfondissant les représentations et facteurs associés aux différentes pratiques d’allaitement (exclusif ou partiel), pourraient permettre de mieux comprendre les barrières à l’allaitement et d’orienter ainsi les interventions de promotion de l’allaitement, tout en respectant les intentions des familles.
Références
(1) Sankar MJ, Sinha B, Chowdhury R, Bhandari N, Taneja S, Martines J, et al. Optimal breastfeeding practices and infant and child mortality: a systematic review and meta-analysis. Acta Paediatr. 2015;104(467):3-13.
(2) Victora CG, Bahl R, Barros AJD, França GVA, Horton S, Krasevec J, et al. Breastfeeding in the 21st century: epidemiology, mechanisms, and lifelong effect. The Lancet. 2016;387(10017):475-90.
(3) Ip S, Chung M, Raman G, Chew P, Magula N, DeVine D, et al. Breastfeeding and maternal and infant health outcomes in developed countries. Evid Rep Technol Assess (Full Rep). 2007(153):1-186.
(4) Gibbs BG, Forste R, Lybbert E. Breastfeeding, Parenting, and Infant Attachment Behaviors. Matern Child Health J. 2018;22(4):579-88.
(5) Vandentorren S, Le Mener E, Oppenchaim N, Arnaud A, Jangal C, Caum C, et al. Characteristics and health of homeless families: the ENFAMS survey in the Paris region, France 2013. Eur J Public Health. 2016;26(1):71-6.
(6) Kersuzan C, Gojard S, Tichit C, Thierry X, Wagner S, Nicklaus S, et al. Prévalence de l’allaitement à la maternité selon les caractéristiques des parents et les conditions de l’accouchement. Résultats de l’enquête Elfe maternité, France métropolitaine, 2011. Bull Epidemiol Hebd. 2014;27:440-9.
(7) Gojard S. Approche sociologique de l’allaitement maternel en France. La santé de l’homme. 2010;408:17-8.
(8) Dennis CL. Breastfeeding initiation and duration: a 1990-2000 literature review. J Obstet Gynecol Neonatal Nurs. 2002;31(1):12-32.
(9) Organisation mondiale de la santé et Fond des nations unies pour l’enfance. Stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant. 2003.
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