Le recours aux soins de prévention (vaccinations spécifiques, dépistage des cancers) et aux spécialistes (notamment gynécologues, dentistes, ophtalmologues) est plus faible chez les individus suivis pour un trouble psychique sévère par rapport au reste de la population, et ce bien qu’ils aient plus fréquemment de nombreuses autres pathologies chroniques. Par ailleurs, ils sont plus souvent hospitalisés pour des problèmes de santé qui n’auraient pas dû mener à une prise en charge hospitalière s’ils avaient bénéficié d’un suivi régulier en médecine générale.
Article co-écrit avec Magali Coldefy, chercheure en géographie de la santé, associée à l’Irdes

Pyramide de la santé. La santé se compose d’éléments sociaux, physiques et mentaux. Affiche, bannière, couverture ou carte postale dédiée à la Journée mondiale de la santé mentale. Numéro de l’image vectorielle de stock libre de droits : 1191643426
Une surmortalité des personnes vivant avec un trouble psychique qui pourrait s’expliquer par des difficultés dans leurs parcours de soins somatiques
Précédemment, nous avons mis en évidence en France une réduction notable de l’espérance de vie à 15 ans des individus suivis pour un trouble psychique sévère (en moyenne 16 ans chez les hommes et 13 ans chez les femmes avec des variations en fonction des troubles) et un taux de mortalité prématurée (avant 65 ans) 4 fois plus élevé que pour le reste de la population [1]. Ce constat frappant témoigne, qu’au sein de cette population, il existe des inégalités de santé. Nous avons fait l’hypothèse que ces inégalités de santé pourraient être liées à des inégalités d’accès aux soins : les personnes vivant avec un trouble psychique feraient face à des difficultés dans leur parcours de soins somatiques, par exemple pour l’accès aux actions de dépistage ou aux médecins spécialistes hors psychiatres. Ces aspects demeuraient peu documentés dans le contexte national.
Afin d’améliorer la connaissance sur ce sujet, nous avons mobilisé le système national des données de santé (SNDS) qui regroupe de façon exhaustive l’ensemble des consommations de soins facturés à l’Assurance maladie. Nous avons alors documenté en particulier la présence de maladies chroniques, le recours aux soins de prévention, aux médecins généralistes, aux spécialistes et la fréquence des hospitalisations hors psychiatrie chez les individus suivis pour un trouble psychique sévère (trouble psychotique ou bipolaire). Leurs données ont été comparées à celles des personnes n’étant pas suivies pour ce type de trouble mais présentant les mêmes caractéristiques socio-démographiques[1], et ce après un ajustement additionnel notamment sur leurs principales caractéristiques cliniques et d’environnement de vie[2] [2, 3].
Une sur-prévalence des principales pathologies chroniques qui s’accompagne paradoxalement d’un moindre recours aux soins de prévention et de spécialistes
L’exploitation des données mobilisées montre tout d’abord un moins bon état de santé général chez les personnes suivies pour un trouble psychique sévère puisqu’elles présentent une sur-prévalence de la quasi-totalité des principales maladies chroniques par rapport au reste de la population. En particulier, chez les individus suivis pour un trouble psychique sévère, la prévalence est nettement plus élevée pour les comorbidités psychiatriques (11 fois plus élevée pour les troubles addictifs et 7 fois plus élevée pour les démences) et neurologiques (5 fois plus élevée pour l’épilepsie et 3 fois plus élevée pour la maladie de Parkinson), ainsi que 2 fois plus élevée pour les maladies du foie ou du pancréas, le diabète, les maladies respiratoires chroniques et les accidents vasculaires cérébraux.
Si cela devrait justifier une consommation de soins somatiques plus fréquente qu’en population générale, nos résultats démontrent un résultat inverse. On observe un moindre recours aux soins de prévention (vaccinations spécifiques, dépistage des cancers) chez les individus suivis pour un trouble psychique sévère qui s’avère particulièrement marqué pour le dépistage des cancers du sein et de l’utérus chez les femmes qui est bien moins fréquent qu’en population générale (voir graphique). De la même façon, ces individus recourent moins aux soins de spécialistes, et en particulier aux soins de spécialistes courants (soins dentaires, gynécologiques et ophtalmologiques) (voir graphique).
Un plus grand nombre d’hospitalisations « évitables » malgré de fréquents contacts en médecine générale
Nos résultats indiquent un plus fort recours aux médecins généralistes chez les personnes suivies pour un trouble psychique sévère par rapport au reste de la population (voir graphique). En principe, on pourrait alors supposer que cela limiterait les hospitalisations « évitables », c’est-à-dire pour des motifs médicaux (par exemple pour asthme ou complications du diabète à court terme) qui ne devraient pas mener à une hospitalisation si un suivi régulier était mené en soins primaires. Pourtant, là encore nos résultats indiquent le contraire : même après avoir pris en compte le moins bon état de santé général des personnes suivies pour un trouble psychique sévère, on observe qu’elles sont plus souvent concernées par des hospitalisations évitables que le reste de la population (voir graphique). Ce résultat questionne ainsi l’adaptabilité du suivi en médecine générale aux besoins spécifiques des personnes vivant avec un trouble psychique.
Figure 1 – Associations entre la présence d’un trouble psychique sévère et le recours aux soins de prévention, aux médecins généralistes et aux spécialistes courants ainsi qu’à l’hôpital

Champ : Individus suivis pour un trouble psychique sévère en 2014 ayant pu être appariés et leurs témoins parmi les bénéficiaires de 18 à 65 ans du Régime général et des Sections locales mutualistes (SLM) de l’Assurance maladie ayant consommé des soins, France entière
Des causes du non-recours aux soins qui restent à préciser
Au vu de nos premiers résultats, il est nécessaire de réaliser des travaux qualitatifs permettant de mieux appréhender les causes principales des disparités objectivées à l’échelle nationale entre les personnes suivies pour un trouble psychique sévère et la population générale. Il peut s’agir d’une part de facteurs liés aux « comportements individuels » (par exemple isolement social, peur de la stigmatisation ou moindre perception de la douleur compliquant la recherche de soins). D’autre part, nous supposons qu’il existe un rôle de facteurs liés au système de santé tels qu’une faible intégration des soins de santé mentale et de santé physique, une mauvaise attribution des symptômes somatiques au trouble psychique, une stigmatisation de la part de certains professionnels de santé, une trop grande complexité du système…[4, 5].
Ainsi, notre équipe à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) mène un projet de recherche mixte, en partenariat avec le GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et l’Université de Nanterre, qui, à travers l’exemple illustratif des personnes suivies pour cancer, vise à mieux caractériser (quantitativement et qualitativement) les difficultés dans les parcours de soins des individus vivant avec un trouble psychique sévère. Il en est en particulier attendu l’identification de leviers liés au système de santé pour réduire l’occurrence d’inégalités de santé pour cette population aux multiples vulnérabilités (projet Canopée – «CANcers chez les personnes suivies pour des trOubles Psychiques sEvEres : des difficultés de parcours de soin ?» – financé par l’Institut national du cancer jusqu’en 2022).
Une étude qui soutient le besoin de mesures d’adaptation et d’amélioration de l’accès aux soins somatiques
En conclusion, notre étude souligne pour la première fois de façon exhaustive à l’échelle nationale, l’existence de difficultés du système de santé à répondre de manière satisfaisante aux besoins somatiques des personnes vivant avec un trouble psychique sévère. Elle soutient la nécessité de développer des mesures, permettant qu’à niveau de santé égal, les individus suivis pour un trouble psychique sévère bénéficient du même accès aux soins somatiques que la population générale. Il est aussi nécessaire d’accompagner les professionnels pour une meilleure prise en compte des spécificités de cette population aux besoins de soins complexes et d’encourager la prise en charge de sa santé physique dès les étapes de prévention sans se limiter au suivi de son état psychique. Ces mesures devront être développées en collaboration avec les usagers des services de santé mentale et leurs proches qui ont souligné qu’un accès adapté au système de soins reste l’une des problématiques fondamentales à améliorer à l’échelle mondiale [6].
Cette étude a été réalisée par l’Irdes et est issue du projet ‘Comorbidités et parcours de soins somatiques des personnes suivies pour un trouble psychique’ (Colchique) soutenu financièrement par l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam). Les résultats complets de cette étude sont disponibles ici : https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/250-moins-de-soins-de-prevention-plus-d-hospitalisations-evitables-chez-personnes-suivies-pour-trouble-psychique-severe.pdf
Notes
[1] Âge, sexe, département de résidence, fait d’être ou non bénéficiaire de la Couverture maladie universelle complémentaire, quintile d’un indice de défavorisation sociale calculé à la commune de résidence
[2] Présence d’autres maladies chroniques, durée d’hospitalisation à temps plein en psychiatrie sur les deux ans couverts par l’étude, inclusion ou non dans le dispositif d’Aide au paiement d’une complémentaire santé, indice de fragmentation sociale, typologie des territoires de vie français tenant compte de l’accessibilité aux soins (notamment primaires) et zonage en aires urbaines.
Références
1. Coldefy M, Gandré C. Personnes suivies pour des troubles psychiques sévères : une espérance de vie fortement réduite et une mortalité prématurée quadruplée. Questions d’économie de la santé. 2018;:1–8.
2. Gandré C, Coldefy M. Disparities in the use of general somatic care among individuals treated for severe mental disorders and the general population in France. International Journal of Environmental Research and Public Health. 2020.
3. Gandré C, Coldefy M. Moins de soins de prévention, de recours aux spécialistes et plus d’hospitalisations évitables chez les personnes suivies pour un trouble psychique sévère. Questions d’économie de la santé. 2020;:1–8.
4. Bougerol C, Charles R, Bally JN, Salignat H. Discrimination et stigmatisation des patients psychotiques dans les soins somatiques. Médecine. 2020;16:305–8.
5. Thornicroft G. Physical health disparities and mental illness: the scandal of premature mortality. Br J Psychiatry. 2011;199:441–2.
6. Wahlbeck K. Public mental health: the time is ripe for translation of evidence into practice. World Psychiatry. 2015;14:36–42.
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