Le colloque « Vies invisibles, morts indicibles », organisé par le Pr Didier Fassin au Collège de France, interroge les inégalités de valeurs attribuées aux vies humaines par les sociétés contemporaines, en étudiant la manière dont ces sociétés traitent certaines vies humaines. Yasmine Bouagga est sociologue au CNRS (laboratoire Triangle). Elle défend l’idée que l’emprisonnement est une sanction par le temps, qui doit être comprise non seulement comme la durée de la peine, mais aussi comme une mainmise sur le temps social des individus pendant leur incarcération et elle montre, à travers l’attribution différenciée des aménagements de peine, que l’expérience du temps de la peine varie selon le statut social.
1) Le colloque « Vies invisibles, morts indicibles »
La chaire de Santé publique du Collège de France, créée en 2018 en partenariat avec Santé publique France, a été confiée en 2020-2021 à Didier Fassin, titulaire de la chaire de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study et directeur d’études en anthropologie politique et morale à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a dispensé un cours intitulé « Les mondes de la santé publique : excursions anthropologiques » et organisé le colloque « Vies invisibles, morts indicibles ».
Le colloque interroge les inégalités de valeurs attribuées aux vies humaines par les sociétés contemporaines, en étudiant la manière dont ces sociétés traitent certaines vies humaines et les circonstances dans lesquelles ces vies s’éteignent. Le colloque se concentre sur trois situations particulières : les travailleurs, les exilés et les prisonniers, en mobilisant des approches ethnographiques, historiques, juridiques et littéraires. L’intervention de Yasmine Bouagga, sociologue au CNRS (laboratoire Triangle à Lyon), porte sur les personnes détenues et s’appuie sur une enquête ethnographique. Le cours et le colloque sont librement accessibles en ligne sur le site du Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/didier-fassin/index.htm
2) Le système pénal et carcéral français en chiffres
L’enquête de Yasmine Bouagga [1] a été réalisée auprès des personnes détenues et du personnel d’une maison d’arrêt. Dans cette partie de l’article, je propose de situer ses travaux dans un cadre plus général en rappelant quelques chiffres sur le système pénal et carcéral en France.
En 2018, 545 081 condamnations ont été prononcées pour des délits et 2 281 pour des crimes [2]. La famille de délits la plus fréquente rassemble les infractions au code de la route (39% des délits). La prison ferme représente 24% des condamnations pour délit et 88% des condamnations pour crime, mais comme les crimes sont beaucoup moins fréquents que les délits, les crimes représentent moins de 2% des condamnations à de la prison ferme.
Les personnes emprisonnées dans l’attente de leur jugement ou qui exécutent une peine de prison ferme constituent ce qu’on appelle les personnes écrouées. Elles sont placées sous la responsabilité d’un établissement pénitentiaire et la plupart sont détenues en prison mais une minorité des personnes condamnées bénéficient d’un aménagement de peine qui leur permet de faire leur peine (la totalité ou uniquement la fin) en dehors de la prison. Au 1er juin 2021, il y avait 82 000 personnes écrouées et 66 591 personnes détenues, soit environ 1 personne détenue pour 1 000 habitants en France [3]. Ce taux d’incarcération est légèrement supérieur au taux médian de 46 pays du Conseil de l’Europe et la France compte parmi les 31% de ces pays pour lesquels le taux d’incarcération a augmenté au cours des années 2010 [4]. La moitié des incarcérations durent moins de 5 mois et un quart durent plus d’un an [5]. Toujours au 1er juin 2021, les personnes détenues en France étaient réparties dans 183 établissements pénitentiaires. Il existe différents types d’établissements pénitentiaires en fonction du parcours pénal et de la durée de la peine. Le principal est la maison d’arrêt, qui enferme les personnes détenues en attente d’un jugement (détention provisoire) et les personnes condamnées à une peine inférieure à 2 ans. 67% des personnes détenues étaient en maison d’arrêt au 1er juin 2021 [3]. Aussi, quasiment toutes les personnes détenues passent par une maison d’arrêt, car la plupart des peines sont courtes et les personnes avec une peine longue ont le plus souvent été emprisonnées avant leur condamnation.

Les aménagements de peine de prison ont connu un développement important en France depuis le début des années 2000 [3]. Le principe est de favoriser la (ré)insertion des personnes détenues afin de diminuer le risque de récidive. Ces aménagements sont accordés au cas par cas à des personnes condamnées à de la prison ferme qui présentent un projet de réinsertion (notamment par le travail, une formation, une aide familiale). Au moment de la condamnation, 23% des peines de prison ferme sont aménagées d’emblée et pour toute la durée de la peine [3]. Il s’agit le plus souvent de détention à domicile sous surveillance électronique (DDSE) : la personne doit rester à son domicile aux horaires fixés par un juge. Pour les personnes qui sont effectivement incarcérées, 26% auront un aménagement de la fin de leur peine [3]. Il s’agit le plus souvent de DDSE ou de semi-liberté. Dans ce dernier cas, les personnes détenues sont autorisées à sortir de la prison sur certains créneaux horaires, classiquement la journée en semaine pour se rendre à leur lieu de travail.
3) La prison : une mainmise sur le temps social des individus
L’intervention de Yasmine Bouagga est centrée sur l’idée que la sanction carcérale, qui met à l’écart dans un espace clos, est une sanction par le temps. Ce temps est mesuré quantitativement : on compte un quantum de peine, on « fait son temps » en prison, on peut obtenir une réduction de ce temps selon différentes procédures. Ce temps est également vécu qualitativement par les personnes détenues pour qui il s’agit d’un temps vide, inutile, de mort sociale de l’individu retiré à son entourage familial, amical et professionnel. La rareté des activités en détention, et notamment en maison d’arrêt où la surpopulation est fréquente, en fait aussi un temps d’oisiveté et de désœuvrement : il faut plusieurs semaines d’attente pour accéder à la salle de musculation, plusieurs mois pour accéder à un travail.
La chercheuse souligne que les procédures relatives aux aménagements de peine sont un facteur de cette distorsion du temps de la peine. Les aménagements de peine permettent de moduler l’exécution de la peine et donc de réduire le temps d’enfermement effectif. Ils sont décidés au cours d’audiences qui se tiennent dans les murs de la prison en présence notamment d’un·e juge d’application des peines et d’un·e substitut·e du procureur.
Pour obtenir un aménagement de peine, les personnes détenues doivent construire un projet de réinsertion, ce qui n’est pas sans poser de difficultés. Les conseiller·ère·s d’insertion interrogées par Yasmine Bouagga estiment que les personnes détenues doivent « se bouger », attendent d’elles qu’elles les sollicitent pour un projet spécifique et qu’elles trouvent par elles-mêmes un emploi à l’extérieur. Or les personnes détenues ne peuvent pas quitter la prison, n’ont pas accès à internet et ne peuvent pas être appelées depuis l’extérieur par téléphone. Celles qui n’ont pas accès à des canaux d’information spécifiques par leur avocat ou par des proches engageant des démarches ont souvent le sentiment d’être abandonnées.
Un jeune enquêté, qui avait un emploi stable au moment de son incarcération, a envoyé pendant plusieurs mois des courriers à sa conseillère pour se renseigner sur divers dispositifs d’insertion, demander à s’inscrire à diverses formations, solliciter un placement en semi-liberté et une date d’audience devant le juge d’application des peines. Il est tributaire de sa conseillère pour ses démarches et s’inquiète de l’absence de celle-ci alors que son audience approche et que son dossier est incomplet. Un autre enquêté détenu rapporte : « On vous donne des conseils, on vous indique la démarche, mais démerde-toi. La [conseillère d’insertion], en 4 mois je l’ai vue une fois. Elle répond au courrier mais elle vient jamais, la lumière est allumée mais t’existes pas. »
Les personnes détenues sont arrachées à leurs rythmes professionnels, familiaux et intimes pour être soumis au rythme carcéral. On attend d’elles qu’elles se prennent en main, mais la situation d’empêchement dans laquelle elles se trouvent les place dans l’attente. Selon Yasmine Bouagga, le vide de cette attente traduit l’impuissance de l’institution pénale à (ré)insérer les personnes dont elle a la charge dans la société, qui est pourtant un de ses principaux objectifs. Cette impuissance prend sa source en partie dans les iniquités d’attribution des ressources puisqu’on va plus facilement dépenser pour des équipements de sécurité que pour des services auprès des personnes détenues.
4) Les inégalités sociales du temps de la peine
Les sciences sociales ont montré l’ampleur des inégalités sociales face à l’incarcération. Yasmine Bouagga rappelle qu’en France, une personne détenue sur sept n’a jamais exercé d’activité professionnelle, une sur deux se déclare ouvrier, 70% ont au plus un brevet ou un CAP et on y observe une forte surreprésentation d’étrangers. Alors qu’on pourrait considérer la prison comme égalisatrice, elle amplifie en réalité les différences de condition. Le cadre carcéral accentue les contrastes entre ceux qui « ont l’air » d’y appartenir et ceux qui « ont l’air de n’avoir rien à faire là ».
Une enquêtée conseillère d’insertion décrit le cas d’un homme arrivé à la maison d’arrêt deux semaines plus tôt, condamné pour escroquerie, dont la femme l’a harcelée par des appels téléphoniques pluriquotidiens et dont elle rapporte les propos : « Mais vous vous rendez pas compte, c’est la première fois qu’il est en prison. Il est complètement perdu, il ne va pas du tout bien. Je vous appelle parce qu’on a créé une société ensemble il y a un an. Concrètement c’est lui qui gère tout dans la société, on a 25 salariés. S’il revient pas, vous vous rendez compte, on va mettre 25 personnes au chômage. » Sensible à sa situation, la conseillère va lui monter un dossier d’aménagement de peine de sa propre initiative, dossier qu’elle va prioriser sur les demandes d’autres personnes détenues qui se conforment pourtant mieux à l’injonction d’autonomie de l’institution.
L’observation des audiences pour les aménagements de peine fournit un autre exemple de traitement socialement différencié des personnes détenues. D’un côté, il est accordé un aménagement de fin de peine à un Français condamné pour escroquerie, alors qu’il n’en est qu’au début de sa peine. Il s’agit d’un homme blanc, que sa couleur de peau, sa manière de parler et de se tenir rendent proches du monde des magistrats. Le juge remarque en aparté que l’homme est tout à fait « normal ». Sa situation moins précaire détonne par rapport à la population carcérale ordinaire et il est jugé opportun qu’il travaille à l’extérieur afin de rembourser les sommes indument perçues. De l’autre côté, concernant la demande d’aménagement de peine d’un Angolais en situation irrégulière, condamné pour infraction à la législation sur les étrangers et pour vol, la substitute du procureur s’y montre défavorable et le juge décide de renvoyer l’affaire. Arrivé en France plus de 20 ans auparavant, il a déjà eu 27 condamnations, toutes liées à sa situation irrégulière. Le juge prévient que sa demande d’aménagement ne peut aboutir car il n’a pas de projet professionnel : sans titre de séjour, le détenu ne peut produire de promesse d’embauche qu’à condition d’être régularisé. Le parcours de vie de cet homme noir, de par sa condition de détenu chronique et de sans-papier, incarne une altérité ordinaire en prison et de ce fait « a l’air » d’appartenir à l’univers de la prison.
A travers ces exemples, Yasmine Bouagga défend l’idée que, dans la pratique d’un droit élastique laissant une large marge d’appréciation, ce sont des sentiments de familiarité, des émotions morales, des affects, qui permettent de déterminer un choix entre des normes multiples. Le risque d’être incarcéré et l’expérience de l’incarcération dépendent non seulement des infractions mais aussi et surtout de l’importance attribuée à la vie humaine, de la considération pour les personnes. Cette considération pour les personnes est située socialement dans l’appréciation de la dignité liée au statut social. Elle produit très concrètement des temps de peine très différents.
5) Liens avec la santé mentale en prison
Les troubles mentaux sont très fréquents en prison. Chez les hommes, qui constituent 96,5% des personnes détenues, 6,2% souffrent de schizophrénie, 24% de dépression sévère, 17,7% d’anxiété généralisée et 14,6% d’addictions à des drogues [6]. Le taux de suicide en prison est 8 fois plus élevé que chez les personnes de même sexe et de même âge en population générale [7]. La question du lien entre la santé mentale et l’expérience du temps de la peine est difficile à explorer en épidémiologie et a été peu investie. Le taux de suicide est 3 fois plus élevé en prison qu’en cas d’aménagement de peine en dehors de la prison, mais les critères pour obtenir un aménagement de peine sélectionnent, de manière directe et indirecte, des individus avec un risque de suicide moins élevé [7]. Il a par ailleurs été montré que les suicides étaient moins fréquents dans les prisons où les personnes détenues avaient un temps moyen dédié aux activités (formations, activités culturelles, travail pénitentiaire, visite des familles) plus élevé [8].
References
[1] Yasmine Bouagga, Humaniser la peine ? Enquête en maison d’arrêt, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 311 pages. ISBN : 978-2-7535-4049-1
[2] Site internet du Ministère de la Justice. Statistiques sur les condamnations http://www.justice.gouv.fr/statistiques-10054/les-condamnations-32584.htm
[3] Site internet du Ministère de la Justice. Chiffres clés de la Direction de l’administration pénitentiaire. http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/les-chiffres-clefs-10041/
[4] Aebi, M. F., & Tiago, M. M. (2021). SPACE I – 2020 – Council of Europe Annual Penal Statistics: Prison populations. Strasbourg: Council of Europe https://wp.unil.ch/space/files/2021/04/210330_FinalReport_SPACE_I_2020.pdf
[5] Données non publiées issues du système d’information GENESIS de la Direction de l’administration pénitentiaire. D’autres données relativement récentes sont disponibles, voir De Bruyn F, Kensey A. Durées de détention plus longues, personnes détenues en plus grand nombre (2007-2013). Cahier D’études Pénitentiaires et Criminologiques [Internet]. 2014;(40). http://www.justice.gouv.fr/art_pix/cahiers_etudes_40_opt.pdf
[6] Falissard B., Loze J., Gasquet I. et al. Prevalence of mental disorders in French prisons for men. BMC Psychiatry, 2006, 6(33):1‑6. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1559686/
[7] Vanhaesebrouck A. Les suicides des personnes détenues en 2017 et 2018 en France : une étude descriptive, sous la direction de C. Chan Chee : Université de Paris, 2020. Thèse d’exercice en médecine.
[8] Leese M., Thomas S., Snow L. An ecological study of factors associated with rates of self-inflicted death in prisons in England and Wales. Int J Law Psychiatry, 2006, 29(5):355‑60.
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